Je
crois que ce n’est que tout récemment que j’ai commencé à appeler tout ça « l’Événement ».
Je dis « tout ça » parce qu’il s’en est passé des choses cette
journée-là. Bizarrement, ce qui me vient tout de suite à l’esprit, ce ne sont
pas les cris ni les larmes, mais bien le fait que je ne suis certain de rien. C’est
à ce moment de ma vie que je me suis rendu compte que ma mémoire ne valait pas
grand-chose. Pas qu’elle soit mauvaise; j’ai quand même fait du théâtre à une
époque et je n’avais pas trop de difficulté à apprendre mes textes. Non, ma
mémoire est bonne, mais elle est bien influençable. Au fil des années, elle me
raconte mon passé en y ajoutant des saveurs qui me semblaient bien authentiques.
Avec un peu d’introspection et en évacuant des rêves éveillés tapageurs, ce
sont bien de doux bouquets parfumés, mais trompeurs qui cachent une réalité que
j’ai honteusement oubliée.
Quand
je tente de décrire l’Événement, je commence toujours par dire que c’était un
lendemain de tempête de neige et que tout le village était enseveli sous un
épais manteau blanc. C’est bizarre, mais je n’ai jamais demandé à personne de
me confirmer cette information. Peut-être que cette douce prémisse rend la suite
plus tragique, qui sait ? Mais dans ma tête tout est clair : c’était le
début de l’hiver et il y avait beaucoup de neige sur le terrain. Tout est blanc
quand je repense à cette journée. Le soleil était haut dans le ciel, tout était
calme, sauf nous.
Les
six petits Michaud du boulevard Galarneau sortaient pour profiter de cette
magnifique journée. Évidemment, nous n’étions pas seuls : les autres
enfants du quartier sortaient pour construire un fort, débuter les négociations
pour une guerre de balles de neige à venir ou tout simplement pour se laisser
tomber dans les immenses tas de neige et contempler ce beau cadeau que la
nature nous laissait la veille. J’étais de ceux-là. J’aimais bien les activités
hivernales habituelles, mais je dois avouer que je contemplais beaucoup dans ma
jeunesse. Je venais tout juste de débuter mes études secondaires et je voyais
bien que ma vie changeait. C’est tranquillement que je voulais profiter de
cette journée, en plus c’était dimanche. Déjà à l’époque, j’aimais bien
profiter des temps de pause, parce qu’avec quatre frères et une sœur, les
occasions étaient plutôt rares, surtout quand tu es l’aîné d’une telle
marmaille.
Malheureusement,
la paix n’a pas duré : des voisins sont venus nous rejoindre, ainsi qu’un
de mes cousins qui habitait sur la même rue : le grand Danny avec qui
c’était toujours plaisant de jouer. Rapidement, les balles de neige
commencèrent à voler, nous nous mîmes à nous chamailler et mon père détachait
notre chienne pour qu’elle puisse venir jouer avec nous pendant qu’il allait
tenter d’enlever le plus de neige possible dans l’entrée du terrain. Un joli
chaos.
Ce
dont je me rappelle le plus, c’est le froid de la neige qui se retrouvait
systématiquement sur mon visage. J’aimais déjà l’hiver et le froid à l’époque,
mais disons que j’en ai eu vite assez quand je me suis rendu compte que je ne
pouvais pas fuir devant toute cette excitation. Malgré tout, je continuais à
jouer en espérant que les autres finissent par se calmer. J’ai alors décidé de
m’éloigner pour reprendre ma contemplation; j’ai tourné le dos à ceux qui
m’épuisaient. C’est à ce moment que le calme arriva, mais ne resta que quelques
secondes. Je regardais le fond de notre terrain, qui était alors impossible à
rejoindre vu la quantité de neige, lorsqu’un silence d’une lourdeur difficile à
décrire et à comprendre s’abattit sur un boulevard Galarneau glacé. Aucun
crissement de pneus : qu’un coup de frein donné en urgence, mais qui ne
donna rien. Il y eut un impact et c’est là que le silence s’évapora.
Ceux
qui jouaient virent un de mes frères quitter le terrain pour aller rejoindre
des voisins de l’autre côté du boulevard, mais Mathieu ne se rendit jamais à
l’autre trottoir. Impatient et excité par les jeux et la neige, il n’avait pas vu
la voiture qui descendait vers le village, qui le frappa de plein fouet et
l’envoya glisser sur la route devenue patinoire. Il ne me fallut que quelques
secondes pour comprendre que tout allait changer. Les cris, les larmes, les
traumatismes et les accusations apparurent et dévisagèrent ma famille et mon
petit village. Mon père, qui avait quitté sa pelle un peu plus tôt pour venir
jouer avec nous, se précipita vers son fils et le prit dans ses bras pour le protéger
et le rassurer. Je ne me rappelle même plus comment ma mère a su, mais elle est
sortie rejoindre son fils et son mari en courant, comme si la neige qui barrait
sa route n’existait pas. Les secours étaient en route.
Tous
pleuraient, criaient, demandaient de l’aide, mais moi je me suis enfui. J’ai
trouvé refuge derrière notre grange et j’ai prié pour la dernière fois de ma
vie. J’ai offert ma vie au dieu qu’on m’avait enfoncé dans la gorge dès la
petite enfance pour que ce dernier puisse sauver mon frère. Je lui répétais que
j’étais plus vieux, que j’avais assez vécu, mais que Mathieu pouvait encore
vivre tellement de choses. À 12 ans, je croyais avoir tout vu, j’étais prêt à
partir. Aucune réponse, aucun signe pour m’apaiser. J’ai donc quitté ma cache
pour rejoindre les autres.
À
ce moment-là, c’est l’éternité que je contemplais. Rien ne semblait bouger :
le temps, l’hiver, les gens rassemblés près du point d’impact, mais surtout
Mathieu dans les bras de papa. J’ai vu l’ambulance arrivée et c’est là que tout
devient noir. Quand je vous parlais de ma mémoire influençable…
Je
ne me rappelle plus du tout du moment où j’ai su que Mathieu était mort dans
les bras de mon père…où était-ce dans l’ambulance ? Vous voyez, à chaque fois
que je me laisse retomber dans l’Événement, je me pose toujours ces mêmes
questions : était-ce un lendemain de tempête ? Est-ce Mathieu qui a
traversé sans faire attention ou est-ce que la voiture roulait trop vite ?
Est-ce que maman était déjà à l’extérieur ? Mais voici la question que je me
pose presque tous les jours de ma vie et qui me fait le plus mal : à quoi
ressemble le visage de mon frère ? Depuis sa mort, je n’ai vu qu’une seule
photo de Mathieu et elle a pris toute la place dans ma mémoire. Elle a même
effacé la plupart des souvenirs que j’avais de lui. Tout ce dont je me
souviens, c’est que mon petit frère était enjoué, empathique et doux…rien de
plus.
Pour
la suite, ma mémoire est assez claire et juste : la tristesse, la vraie
qui arrache tout, à l’intérieur comme à l’extérieur, s’est installée dans nos
vies pour ne jamais repartir. Ma famille était en déroute et finit par
s’écrouler sous le poids du chagrin, de la culpabilité et des reproches. Mes
parents venaient de perdre l’un de leurs enfants et le plus vieux d’entre eux
tenta, comme il le pouvait du haut de ses 12 ans, de s’occuper du reste de la
fratrie. Il nous a fallu énormément de temps pour commencer un deuil qui ne se
terminera jamais.
À
chaque 10 décembre, je tente de me rappeler cette journée toute blanche
baignant dans une lumière d’une pureté éteinte. Je sais que Mathieu est mort
cette journée-là, mais chaque année me séparant de l’Événement m’amène mon lot
de questions. C’est ma mémoire qui prend toute la place, même la mienne, pour
m’écrire des romans qui se ressemblent, mais qui ne sont jamais les mêmes.
La
fratrie qui s’est laissée tomber pour finalement devenir plus forte, mes
parents qui se sont séparés pour mieux vivre et la vie dont le sens m’est
finalement apparu. Loin des imbéciles qui voulaient me faire croire que le
départ de mon frère faisait partie d’un cruel, mais nécessaire et divin destin,
j’ai compris que l’amour me sauverait. Aimer m’a rapproché de ma sœur et de mes
frères, aimer m’a mieux fait comprendre mes parents et m’a gardé en vie. En
plus des questions, les 10 décembre me ramènent toujours au petit garçon qui
priait derrière la grange. Ce petit garçon qui ne savait pas qu’il apprendrait
la vraie nature de l’amour le même jour où tous pleuraient la mort de son
frère. Ma mémoire me joue peut-être des tours, mais elle n’effacera jamais cet
intense et précieux présent.